Nos sociétés traversent aujourd’hui de profondes mutations caractérisées par des transitions numériques, écologiques, sanitaires, sociales ou encore politiques. Ces « transitions » font référence à des périodes lors desquelles des individus ou des organisations sont amenés à des adaptations ou des changements du point de vue de leur identité, de leurs pratiques, de leur rapport aux autres ou à la situation (Kralik et al. 2006). Au cœur de ces transformations, les données et leurs traitements jouent un rôle crucial en ce qu’ils façonnent les représentations du monde et infléchissent les décisions et actions, le plus souvent à l’insu des individus.
Si les débuts de la datafication (Mayer-Schönberger et Cukier, 2013) de la société avaient pu alerter au début des années 2000 sur les potentiels dangers de la collecte et du stockage des données (Boyd et Crawford, 2012), notamment personnelles, ce sont les progrès exponentiels du datamining et de l’apprentissage automatique qui ont progressivement imposé de manière insidieuse et prégnante les données dans quasiment tous les écosystèmes (économiques, informationnels, politiques, sociaux…). Le déploiement rapide des intelligences artificielles génératives à partir de 2022 a généré dans l’espace public des discours, aussi bien profanes qu’experts, qui ont alors publicisé la place fondamentale occupée par les données dans ces écosystèmes. Exploitant des imaginaires tantôt anxiogènes tantôt utopistes, ces discours sont susceptibles de masquer la réalité des besoins en termes d’information et de formation pour appréhender efficacement, de façon agile et durable, les transformations des processus et des représentations.
Dans ce contexte, nous interrogeons le sens de la culture des données qui peut être définie comme « un assemblage de répertoires collectifs de représentation, d’action et de justification situé dans un contexte spécifique et caractérisé par une sensibilité, un univers de sens et une rationalité construits en relation avec des ensembles de données. » (Casemajor, 2024). Aussi nommée data literacy, littératie des données, ou encore datalphabétisation, elle fait référence à la capacité à comprendre les enjeux de la production, de l'organisation et de l’exploitation des données, et à les utiliser efficacement et de manière critique et créative (Schield, 2004 ; Bonegru, Chambers et Gray, 2012 ; Calzada-Prado et Marzal, 2013). Cette littératie paraît cruciale pour accompagner et outiller les individus et les organisations. Il s’agit de leur permettre de choisir et d’agir grâce à une compréhension des enjeux techniques, scientifiques, sociaux, politiques et culturels pour résoudre des problèmes quotidiens.
La “donnée” peut alors être définie comme une “information-objet”, considérée à la fois comme un élément informatif, un contenu formaté et éventuellement traité par une machine (Buckland, 1991). Il est possible de distinguer trois niveaux de données : « les capta ou saisies aspectuelles de réel brut, les data ou données qui résultent d’une formalisation sémantique et syntaxique des capta, les ligata qui désignent les data reliées entre elles pour composer une superstructure agrégative. » (Leleu-Merviel, 2016, 120). Leur usage relève pleinement des pratiques informationnelles, désignant la manière dont l’ensemble des dispositifs, des sources, des outils et des compétences cognitives sont effectivement mobilisés dans les différentes situations de production, de recherche, d’analyse et de traitement de l’information (Chaudiron, Ihadjadène, 2010). En effet, les données n’ont d’intelligibilité propre qu’au travers ce que les humains leur font dire et les interprètent (Bachimont, 2015). II y a donc un enjeu majeur pour les sociétés à appréhender le sens et la portée de ces données et de leurs manipulations pour répondre aux défis auxquelles elles les confrontent.
Si les données sont à la base de la construction de l’information, de la connaissance et des compétences (Akoff, 1989), la culture des données apparaît comme un levier pour agir dans des périodes de transition contemporaines marquées par un foisonnement et une croissance exponentielle de données. Quels sont les enjeux, les défis et les opportunités liés à l'appropriation des compétences avec des données dans ces contextes de mutations ? En quoi comprendre la nature et le rôle des données participe-t-il pleinement de la culture informationnelle ? En quoi la place prépondérante prise par les données transforme–t-elle le rapport à l’information et au savoir sur le plan professionnel comme sur le plan personnel ?